VIII
TROP À PERDRE
Richard Bolitho s’éloigna des rayons du soleil qui perçaient à travers les fenêtres de l’Indomptable et appuya sa tête contre le haut dossier de son fauteuil. C’était un siège vaste et confortable, une bergère[1] que Catherine avait fait porter à bord lorsque le vaisseau avait hissé sa marque pour la première fois. Yovell, son secrétaire, était assis à sa table. Le lieutenant de vaisseau Avery se tenait près du banc de poupe et observait deux de leurs embarcations qui revenaient du brick Alfriston, lequel les avait ralliés à l’aube.
Tyacke s’était occupé personnellement de faire trouver des fruits frais. Comme il avait lui-même commandé un petit brick, il savait ce que cela représentait pour un équipage mené à la dure.
Lorsque l’Alfriston avait mis en panne en arrivant avec des dépêches, il avait été salué par un concert d’acclamations. Les officiers de quart, qui voyaient la claire-voie de l’amiral ouverte et qui soupçonnaient ces nouvelles d’être importantes pour lui, avaient rapidement fait taire tout le monde.
Tyacke avait pris lui-même la grosse sacoche en toile et était allé la porter à l’arrière.
Lorsque Bolitho lui demanda la raison de ces vivats, il lui répondit, impassible :
— Nous avons repris La Faucheuse, amiral.
Sir Richard jeta un coup d’œil à la haute pile de documents posés sur la table. Le rapport sur les recherches puis la capture de La Faucheuse était là, rédigé de la main même de Keen et non par un secrétaire. Manquait-il de confiance en ce qu’il faisait, ou en ceux qui l’assistaient ? Il s’agissait d’un document privé et pourtant, en dépit de tous les sceaux et du secret, l’équipage de l’Indomptable connaissait son contenu, ou avait au moins deviné ce qui s’était passé. Sans être inhabituel, ce genre d’intuition n’était pas très fréquent.
Il entendait les grincements des palans, un bosco qui donnait des ordres au sifflet. On débarquait des vivres pour les transférer dans un canot de l’Alfriston. Il avait du mal à regarder les vastes étendues d’eau que l’on apercevait par les fenêtres. Son œil le faisait souffrir, et il avait envie de le frotter, même en sachant que cela lui était déconseillé. Il fallait qu’il s’y fasse, son état empirait.
Il essaya de se concentrer sur le compte-rendu minutieux qu’avait rédigé Keen sur la poursuite et la capture de La Faucheuse. Rien n’y manquait, pas même son désespoir lorsqu’il avait vu les otages exhibés sur le pont, bouclier humain destiné à protéger le bâtiment des pièces de la Walkyrie. Il vantait très généreusement la conduite d’Adam, son comportement envers les marins faits prisonniers, qu’ils fussent américains ou mutins.
Pourtant, tout son être se rebellait contre l’irruption du devoir à accomplir. Il y avait quelques lettres dans le sac que lui avait fait parvenir Keen, dont une de Catherine ; la première qu’il ait reçue depuis trois mois qu’il l’avait quittée à Plymouth. Il l’avait portée à ses lèvres et surpris au passage le discret coup d’œil de Yovell, puis avait respiré les traces de son parfum.
— Amiral, le dernier canot est en train de pousser, lui annonça Avery.
Il paraissait tendu, sur les dents. Peut-être attendait-il une lettre lui aussi, encore que Bolitho ne l’ait jamais vu en recevoir une seule. Il était comme Tyacke : on avait l’impression que seul le bord constituait son univers.
Il se replongea dans le volumineux rapport de Keen, relut ce qui concernait David Saint-Clair et sa fille retenus prisonniers à bord de La Faucheuse. Ils s’étaient fait prendre à bord d’une goélette, mais la rencontre n’était certainement pas fortuite. Saint-Clair était sous contrat de l’Amirauté. Keen indiquait qu’il allait visiter l’arsenal de Kingston ainsi qu’un chantier de construction à York, où un vaisseau de trente était en voie d’achèvement. Apparemment, les travaux de finition avaient subi du retard à cause d’un conflit avec le responsable des gardes-côtes sur les Grands Lacs à qui devait en revenir le commandement. Saint-Clair, habitué à traiter avec les bureaucrates, espérait hâter les choses et parvenir à une heureuse conclusion. Les commandants de vaisseau de guerre avaient sans doute du mal à considérer comme digne d’intérêt un navire relativement modeste, mais, ainsi que Saint-Clair l’avait appris à Keen, ce navire tout neuf devait être le plus gros et le plus puissant de tous ceux qui servaient sur les lacs. Aucun bâtiment américain ne serait capable de lui tenir tête : les lacs seraient de nouveau sous le pavillon blanc. Seulement, si les Américains attaquaient et s’emparaient de lui, achevé ou non, les conséquences seraient désastreuses. Ce serait la fin du Canada septentrional en tant que province britannique. Un seul navire, et les Américains avaient sans doute appris son existence depuis le jour où l’on avait posé la quille. Au vu de ces éléments, la capture de Saint-Clair apparaissait comme un coup de malchance. Sa mission était également connue ; il fallait le supprimer. Bolitho songeait à ce terrible échange de tirs, à la fin tragique du Royal Herald. Ou encore, il devait mourir.
Il dit à Yovell :
— Faites passer la sacoche du courrier sur l’Alfriston. Il doit être impatient de s’en aller.
Il songeait au commandant du brick, tout sec. Il se demandait ce qu’il avait pu ressentir lorsqu’il avait appris la capture de La Faucheuse ; lorsqu’il avait su que son seul geste de résistance avait été de tirer dans l’eau.
Ozzard passa la tête :
— Le commandant descend, amiral.
Tyacke arriva et jeta un regard aux papiers qui jonchaient le bureau. Bolitho se dit qu’il était sans doute dans le même état que le commandant de l’Alfriston, impatient de remettre en route.
Il imaginait aisément ses vaisseaux sur l’océan vaste et vide : à deux cents milles dans le sud-ouest des Bermudes, les deux autres frégates, la Vertu et L’Attaquante, n’étaient que de minces rais de lumière sur l’horizon opposé. Peut-être que s’ils n’avaient pas attendu, les Américains auraient attaqué le convoi regroupé, leurs puissantes frégates auraient détruit les navires ou les auraient contraints à se rendre, quoi que les bâtiments d’escorte aient pu tenter.
Une erreur, une perte de temps ? Ou bien les Américains avaient-ils deviné une fois encore leurs intentions ? Les sources de renseignement de l’ennemi n’avaient pas d’égal. Savoir ce que faisait Saint-Clair, comprendre que son implication constituait une menace directe pour leurs projets de plus grande ampleur. Tout cela concordait avec l’impudence dont ils avaient fait preuve en s’emparant de La Faucheuse. Ils avaient transformé leur victoire en une honte dont la nouvelle allait se répandre dans toute la Flotte, en dépit ou à cause des châtiments qui allaient frapper ceux qui s’étaient mutinés contre leur commandant et contre la Couronne.
Le convoi était désormais à bonne distance et devait se trouver en plein Atlantique. Sa vitesse était celle du bâtiment le plus lent, véritable supplice pour les frégates et les bricks d’escorte. Mais, sous peu de jours, il serait en sûreté.
Avant de quitter les Bermudes, Avery était descendu à terre pour rendre visite au second de La Faucheuse, soigné à l’hôpital militaire de Hamilton. Bolitho aurait aimé parler au seul officier survivant du bâtiment, qui était resté avec son commandant jusqu’à la conclusion brutale et macabre de cet incident. Mais La Faucheuse appartenait à son escadre. Il ne pouvait s’impliquer personnellement avec des hommes dont il serait amené à endosser les justifications.
Le commandant de La Faucheuse était un tyran, un sadique, termes que Bolitho n’utilisait jamais à la légère. On l’avait transféré d’un autre commandement pour faire de La Faucheuse un vaisseau fiable et efficace, et pour redorer sa réputation. Mais cette autre face de sa personnalité s’était très vite révélée. En fait, on l’avait peut-être placé là à cause de la brutalité dont il avait déjà fait preuve. Tout commandant naviguant isolément devait toujours garder en tête l’équilibre à conserver entre discipline et tyrannie. En cas de rébellion ouverte, il ne disposait que des effectifs chétifs de ses fusiliers. Et même si elles étaient ainsi provoquées, de telles mutineries ne pouvaient être tolérées.
Tyacke lui demanda :
— Vos ordres, amiral ?
Bolitho se détourna de la lumière aveuglante. Yovell et Avery avaient disparu. Comme s’ils avaient compris, avec une délicatesse qui le touchait toujours autant, que Bolitho désirait rester seul avec son capitaine de pavillon.
— Je sollicite votre avis, James. Rentrer à Halifax pour essayer de savoir ce qui s’est passé ? Ou bien rester ici, en courant le risque d’affaiblir l’escadre ?
Tyacke passa une main sur ses cicatrices. La lettre destinée à Bolitho ne lui avait pas échappé, il s’était surpris à l’envier. Si seulement… Il songeait au vin que Catherine Somervell lui avait fait porter, et au grand fauteuil de cuir vert dans lequel Bolitho était assis. Tous ses cadeaux, qui évoquaient sa présence insistante dans la chambre. Avec une femme comme elle…
— Qu’y a-t-il, James ? lui demanda Bolitho. Vous me connaissez assez pour parler librement.
Tyacke chassa les pensées qui lui étaient venues, heureux de voir que rien n’en avait filtré.
— Je crois que les Yankees…
Il essaya de sourire, il se rappelait Dawes.
— … les Américains auront bientôt besoin d’agir. Ils ont peut-être même déjà commencé. Les renseignements que nous a fournis le contre-amiral Keen au sujet du propriétaire de ce chantier naval, ce Saint-Clair, le confirment. Quand nous disposerons de davantage de bâtiments, ainsi que l’Amirauté nous le promet dès que Bonaparte aura été enfin vaincu, ils seront soumis au blocus total de leurs côtes. Le commerce, le ravitaillement, les navires : il n’y aura plus rien de tout cela.
Il se tut, comme s’il arrivait à sa conclusion.
— J’ai discuté avec Isaac York. Il soutient que ce temps va persister – puis, après un nouveau sourire charmeur que même son horrible blessure ne pouvait faire ignorer : Et mon nouveau commis m’assure que nous avons encore assez de vivres pour un mois. Les gars vont peut-être grogner un brin, mais on s’en sortira.
— Nous poursuivons notre croisière ? C’est ce que vous me dites ?
— Écoutez, amiral. Si vous étiez à la place de l’un de ces puissants Yankees, avec de bons vaisseaux à votre disposition, même si ce sont ceux des Grenouilles, que feriez-vous ?
Voilà qui méritait réflexion. Bolitho hocha la tête, il imaginait parfaitement ces vaisseaux inconnus, aussi nettement que Borradaile les avait aperçus avec sa lunette. De gros bâtiments, solidement armés, soumis à nulle autre autorité que la leur.
— J’essaierais de tirer parti de ce suroît bien établi et je me rapprocherais du convoi, même là où il se trouve. Cela fait un bout de route, c’est risqué car on se lance ainsi dans l’inconnu. Mais je ne crois pas que notre homme l’ignore.
Ils entendirent des vivats étouffés sur le pont et Bolitho se leva de son fauteuil pour s’approcher des fenêtres de poupe.
— C’est l’Alfriston qui s’en va, James.
Tyacke l’observait avec affection et inquiétude. Chaque fois qu’il se disait : Je connais cet homme, il découvrait une nouvelle facette du personnage. Il remarqua que Bolitho protégeait son œil gauche, et sur ce profil en contre-jour se lisaient tristesse et introspection. Il devait penser à sa lettre embarquée sur le petit brick, parcourant des milles et des milles, transférée d’un bâtiment à un autre, jusqu’à ce que Catherine l’ouvre et en prenne connaissance. Peut-être songeait-il aussi à l’indépendance qui avait été la sienne lorsqu’il était jeune commandant, quand chaque jour était un nouveau défi et non un fardeau. C’était un homme fier, sensible, un homme que Tyacke avait vu prendre la main d’un adversaire mourant lors du dernier et plus grand combat de l’Indomptable. Un homme qui, ce jour-là, avait tenté de réconforter son maître d’hôtel lorsque le fils d’Allday s’était fait tuer. Il se souciait des gens, et ceux qui le connaissaient l’aimaient précisément pour cela. Et pourtant, il allait devoir ordonner d’envoyer les mutins de La Faucheuse se balancer au bout d’une vergue. Tyacke ne connaissait pas le commandant de ce bâtiment autrement que de réputation. Et cela lui suffisait amplement.
Bolitho interrompit sa contemplation de la mer.
— Je partage votre point de vue, James. Nous allons rester en croisière.
Il s’approcha de sa table et posa les mains sur les dépêches ouvertes qui y étaient posées.
— Une journée ou deux. Ensuite, le temps et les distances risquent de devenir un handicap – un sourire. Y compris pour l’ennemi.
Tyacke ramassa sa coiffure.
— J’enverrai les signaux nécessaires aux conserves lorsque nous changerons de route. Dans deux heures, amiral ?
Bolitho revint s’asseoir et laissa aller sa tête contre le dossier de cuir tiède. Il pensait au mois de mai en Cornouailles, à ce spectacle multicolore, aux myriades de jacinthes, à la mer qui étincelait… Juin arriverait vite. Il agrippa les accoudoirs de ce fauteuil qu’elle avait fait faire pour lui. C’était si long, si long…
Tous ces bruits familiers s’estompaient ; le soleil allait bientôt cesser de le tourmenter, le vent et le safran guidaient le bâtiment comme une bride.
Alors, et alors seulement, il reprit la lettre qu’il avait gardée dans la poche de sa vareuse. Il la porta à ses lèvres, comme elle aurait fait.
Puis il l’ouvrit avec grand soin, saisi comme chaque fois d’un sentiment d’incertitude, de crainte.
« Mon Richard bien-aimé… »
Elle était là, près de lui. Rien n’avait changé. Ses craintes l’abandonnaient.
Dans sa petite chambre isolée par une portière, le lieutenant de vaisseau George Avery, les pieds calés contre son coffre, contemplait le plafond. On entendait de temps à autre des bruits de pieds sur le pont détrempé : des hommes qui couraient reprendre le mou de quelque manœuvre courante.
Dehors, il faisait nuit noire ; le ciel était rempli d’étoiles, mais il n’y avait pas de lune. Il caressa un instant l’idée de monter sur le pont avant de renoncer. Ceux qui venaient prendre leur quart risquaient de penser qu’il les surveillait. Il jeta un coup d’œil à sa bannette qui bougeait doucement… non. Qu’avait-il donc ? Il n’avait aucune envie de dormir. S’il s’assoupissait, ses doutes allaient vite revenir le tourmenter. Se rendre au carré ? Il savait qu’il y trouverait quelques insomniaques dans son genre, ou des joueurs à la recherche de partenaires pour une partie de cartes. Comme feu Scarlett, l’ancien second de l’Indomptable à l’époque où il naviguait seul, avant de porter la marque de Bolitho. Cet homme aurait tant aimé avoir un commandement, et c’était certainement un excellent officier, mais ses dettes croissantes l’avaient rendu fou. Il était incapable de cesser de jouer et avait désespérément besoin de gagner. Un peu plus tôt, Avery avait vu David Merrick, capitaine du détachement de fusiliers par intérim, installé au carré un livre sur les genoux pour échapper aux conversations. Mais son regard était perdu dans le vague. Son supérieur, du Cann, était mort le même jour que Scarlett et tant d’autres, mais sa promotion ne lui avait apparemment procuré aucun plaisir.
Il songeait à l’Alfriston, à cette lettre qu’il avait aperçue entre les pages d’un livre sur la table de Bolitho. Jalousie ? C’était plus profond que cela. Il avait même été privé d’un plaisir très simple, celui, de lire une lettre d’Unis à Allday, car ce dernier n’en avait reçu aucune. Avery savait qu’Allday était tout chamboulé par cette séparation, et qu’il ne parvenait pas à l’accepter. Avery l’avait vu sur le pont, dans l’après-midi, immobile et seul au milieu de tous les marins qui s’activaient. Il se tenait là où son fils avait été tué ; peut-être essayait-il de trouver un sens à tout ce qui s’était passé.
Il jeta un coup d’œil à son petit équipet et au cognac de prix qu’il y conservait. S’il commençait à boire maintenant, il ne saurait plus s’arrêter.
Les piétinements reprenaient de plus belle, là-haut. Le vaisseau changeait légèrement de cap et les haubans vibraient doucement. Et le lendemain, que se passerait-il ? Tard dans l’après-midi, le brick La Merveille s’était rapproché de l’amiral. Il avait aperçu deux voiles dans son nord, route est, pour autant que son commandant ait pu en juger. Il avait rallié plutôt que d’envoyer une brassée de signaux, et il avait bien fait. Un petit bâtiment aurait tourné casaque s’il avait su qu’il avait affaire à l’ennemi.
Mais ça pouvait changer pendant la nuit. Le tout se traduirait peut-être par une perte de temps : les vaisseaux avaient peut-être bifurqué, ou les vigies de La Merveille avaient été abusées et avaient vu ce qu’elles avaient envie de voir, ce qui était souvent le cas dans ces jeux du chat et de la souris.
Il se souvint de Bolitho, lors de leur première rencontre, encouragé ou troublé par une lettre de Catherine, impossible à dire. De façon assez inattendue, il lui avait parlé de son enfance à Falmouth, de la crainte que lui inspirait son père, le capitaine de vaisseau James Bolitho. Il lui avait dit n’avoir jamais douté ni remis en cause sa vocation d’officier de marine. Avery songeait pourtant que cela était sans doute moins vrai maintenant que jamais.
A propos des deux bâtiments que l’on venait de signaler, il avait commenté : « S’ils sont ennemis, ils ne savent sans doute pas que nous avons repris La Faucheuse. Cela dit, s’ils sont à la poursuite du convoi des Bermudes, je pense qu’ils vont se rapprocher de nous. Ils commencent à s’habituer au succès. Ce sera peut-être la fois de trop. »
On aurait pu croire qu’il parlait de quelqu’un d’autre, ou de nouvelles qu’il avait lues dans La Gazette. Avery avait regardé la vaste chambre, les pièces saisies de chaque bord, les livres, la jolie cave à vins aux armes des Bolitho, gravées sur le haut. C’était ce même endroit qui s’était retrouvé noirci et dévasté, ce jour où des hommes s’étaient battus à mort. Qu’eux aient survécu semblait tenir du miracle ou du hasard. S’il y repensait à présent, il allait sans doute trouver Bolitho toujours installé dans son fauteuil de cuir et plongé dans un de ses ouvrages, effleurant de temps en temps la lettre qu’il allait relire avant de se coucher.
Il se passa la main dans les cheveux et laissa ses souvenirs l’envahir. Comme si elle venait de faire irruption dans son petit réduit, le seul endroit où il était réellement seul.
Et s’ils ne s’étaient pas croisés ? Il hocha la tête comme pour chasser cette idée. Ce n’était qu’une partie de l’explication. J’ai trente-cinq ans, je suis lieutenant de vaisseau et sans avenir, en dehors de servir cet homme auquel je suis plus attaché que je n’aurais cru humainement possible. Le lieutenant de vaisseau Scarlett, toujours lui, lui avait dit au cours de l’un de leurs échanges orageux qu’il attendait seulement d’être récompensé par une promotion, un commandement, si modeste fût-il. Et autrefois, cela aurait pu être vrai. Pour quelqu’un dans sa situation, il n’y avait apparemment pas d’autre issue, pas d’autre espoir. La tache indélébile de la cour martiale n’aurait jamais été effacée dans les hautes sphères de l’Amirauté.
Je ne suis ni un aspirant qui fait les yeux ronds, ni un jeune enseigne qui a le monde entier à découvrir. J’aurais dû m’arrêter là. M’arrêter et l’oublier… Elle devait sans doute en rire encore… Mais de seulement l’imaginer lui brisait le cœur.
J’aurais dû m’en douter. Un officier de marine qui avait fait la preuve de son courage au combat, qui s’était battu après avoir été blessé. Et dès qu’il était question de femmes, il redevenait un enfant, un innocent.
Tout cela n’allait pas s’effacer d’un coup. C’était quelque chose de si fort, si net. Quelque chose d’inévitable.
La maison était presque vide, la domesticité ne devait arriver qu’après avoir fermé la résidence du contre-amiral Robert Mildmay à Bath.
Lady Mildmay s’était montrée très calme. Qu’Avery s’inquiète pour sa réputation l’avait follement amusée. Elle lui avait assuré que son impressionnante gouvernante était d’une discrétion et d’une loyauté exemplaires. Quant au cuisinier, le seul autre occupant de la demeure, il était sourd comme un pot. Avery s’était depuis souvenu de ce qu’elle en disait, loyal et discret. Fallait-il y voir un double sens ? Comprendre qu’elle collectionnait les amants ? Il se frotta le front. Peut-être entretenait-elle d’autres hommes, en ce moment même ?
Il entendit des pas dans la coursive, les bottes du capitaine Merrick qui cliquetaient. Il devait faire la tournée de ses factionnaires et inspecter le moindre recoin, jusque dans les tréfonds de la coque, où l’on montait la garde nuit et jour. Encore un qui avait ses tourments intérieurs : incapable de trouver le sommeil, effrayé à l’idée de ce que ses rêves lui ramèneraient. Avery sourit tristement. Il était bien pareil.
Il souleva légèrement le volet de son fanal, mais au lieu de la petite flamme, ce qu’il vit, ce fut la grande flambée de cette soirée-là. Elle l’avait pris par la main pour lui faire traverser la pièce.
— Cette nuit, il va faire froid, avait-elle dit.
Il avait tenté de l’effleurer, de lui prendre le bras, mais elle s’était éloignée pour le regarder. Ses yeux restaient dans l’ombre.
— Il y a du vin sur la table. Ce serait agréable, vous ne trouvez pas ?
Elle s’était penchée pour prendre les pincettes près de l’âtre.
— Laissez-moi faire.
Ils s’étaient agenouillés l’un à côté de l’autre pour contempler les escarbilles qui s’élevaient dans le conduit comme des lucioles.
— Je reviens, lui avait-elle dit.
Elle ne le regardait pas. Plus tard, il se dit qu’elle en était incapable.
La maison était un véritable tombeau ; la pièce ne donnait pas sur la rue et le bruit occasionnel des roues de charrettes n’arrivait pas jusque-là.
Avery n’avait aucune expérience des femmes, si ce n’est une brève aventure avec une Française qui venait visiter les prisonniers de guerre malades ou blessés. Il n’y avait eu aucun sentiment, uniquement un besoin insurmontable, une impression d’urgence qu’il avait ressentie comme dégradante.
Il ne parvenait toujours pas à comprendre ce qui s’était passé à Londres.
Elle avait surgi de l’ombre, entièrement vêtue de blanc ; ses pieds nus sur le tapis étaient la seule partie de son corps éclairée par les flammes qui dansaient.
— Me voici, monsieur Avery !
Elle avait éclaté de rire et, voyant qu’il se relevait :
— Vous m’avez parlé de votre amour – elle lui avait tendu les bras. Montrez-moi.
Il l’avait enlacée, doucement d’abord, puis d’une main plus ferme. Il sentait la courbe de son dos sous sa paume, il avait fini par comprendre qu’elle était nue sous sa robe vaporeuse.
Et, pour la première fois, il l’avait sentie frissonner, alors que son corps était tout tiède, brûlant même. Il avait essayé de l’embrasser, mais elle cachait son visage dans son épaule en répétant : « Montrez-moi. »
Il avait empoigné sa robe et, quelques secondes plus tard, elle était dans ses bras. Il aurait été incapable de se maîtriser, même si ses sens le lui avaient permis. Il l’avait portée jusqu’au grand lit, s’était agenouillé pour l’embrasser du cou à la taille. Elle avait relevé la tête pour le regarder tandis qu’il se défaisait de ses vêtements. Sa chevelure dorée brillait à la lumière. Puis elle était restée là, bras écartés, comme crucifiée.
— Montre-moi !
Elle avait résisté lorsqu’il avait tenté de lui maintenir les poignets ; elle s’était débattue, le dos arqué, puis il l’avait forcée à rester allongée. Il la voulait, ne pouvait plus attendre, voulait laisser libre cours à son désir.
Elle était prête et l’avait attiré à elle. Passionnée, tendre, expérimentée. Elle l’avait serré de toutes ses forces en elle jusqu’à ce qu’ils retombent tous deux épuisés.
Elle lui avait murmuré :
— Ça, c’est de l’amour, monsieur Avery.
— Je dois partir, Susanna.
C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom.
— Attends, buvons d’abord du vin.
Elle s’était soulevée sur un coude, sans même faire semblant de se couvrir. Elle n’avait pas davantage résisté quand il avait essayé de la caresser ; elle s’était cambrée, provocante, pour faire croître encore son désir. Il avait compris qu’il ne pourrait pas la quitter. Aux premières lueurs de l’aube, ils avaient enfin bu un peu de vin puis étaient revenus s’accroupir près du feu qui se mourait.
Ensuite, tout avait été confus, irréel. Il avait pris ses vêtements à tâtons. Elle, debout, l’avait regardé : nu, avec seulement son haut-de-forme sur la tête. Il l’avait embrassée une dernière fois, incapable de trouver ses mots. Son corps et son âme n’étaient pas encore remis de ce rêve impossible devenu réalité.
— Je t’ai promis une voiture, lui avait-elle murmuré.
Il l’avait serrée encore contre lui.
— Ça ira, je serais capable de voler jusqu’à Chelsea !
Leurs adieux avaient été pénibles, presque gênants.
— Je suis vraiment désolé si je t’ai fait mal, Susanna. Je suis… maladroit.
Elle avait souri.
— Tu es un homme, un vrai.
Il aurait pu lui demander de lui écrire, mais pour rester honnête, il ne l’avait pas fait. La porte s’était refermée, il avait descendu les escaliers jusqu’à l’entrée. Quelqu’un avait allumé des bougies en prévision de son départ. Loyal et discret.
On frappa à la portière de toile, ce qui le fit sursauter. C’était Ozzard, un petit plateau sous le bras. Avery crut un instant qu’il avait parlé tout haut, qu’Ozzard l’avait entendu. Mais l’homme lui dit simplement :
— Sir Richard vous présente ses compliments, commandant, il souhaite vous voir chez lui.
— J’arrive.
Avery referma la porte et se mit à la recherche d’un peigne. Cet Ozzard, ne fermait-il jamais l’œil ?
Il s’assit et fit une grimace piteuse. Elle en riait peut-être, mais elle devait toujours s’en souvenir.
Il avait été encore plus bête qu’il n’aurait cru possible. Mais il n’oublierait jamais.
Il sourit. Monsieur Avery.
Le capitaine de vaisseau James Tyacke entra dans la grand-chambre où il examina tous ces visages familiers. Ses yeux s’adaptèrent rapidement à la lumière, après l’obscurité qui régnait sur la dunette où il n’y avait guère que la petite lueur de l’habitacle pour percer la nuit.
Bolitho était debout près de sa table, les mains sur une carte. Avery se tenait à ses côtés, le gros Yovell était assis devant une table plus petite, sa plume posée sur quelques papiers. Ozzard passait de temps à autre pour verser du café dans les tasses, mais restait silencieux comme à son habitude, ne trahissant les sentiments qui l’agitaient qu’en dansant à peine d’un pied sur l’autre.
Et puis, celui dont la grande silhouette se découpait devant les vitres épaisses, Allday, un sabre nu dans une main et un chiffon dans l’autre, qu’il utilisait pour astiquer lentement la lame, comme Tyacke l’avait vu faire si souvent. Le chêne de Bolitho : seule la mort réussirait à les séparer. Mais il chassa cette pensée.
— L’équipage a pris son repas, amiral. J’ai fait le tour du bord pour parler tranquillement avec mes gens.
Bolitho se dit qu’il n’avait guère dû dormir, mais il était paré, que son amiral ait tort ou non. Il avait même pris en compte cette possibilité. L’équipage avait été réveillé de bonne heure, mais on n’avait pas encore rappelé aux postes de combat. Rien de pire pour le moral que de découvrir que l’ennemi vous a doublé ou a deviné vos intentions, et que la mer est vide.
Mes gens. Cela aussi, c’était bien Tyacke. Il faisait allusion à ceux qui constituaient l’épine dorsale du vaisseau, les officiers mariniers, tous expérimentés et aguerris, comme Isaac York, le maître pilote, Harry Duff, maître canonnier, ou encore Sam Hockenhull, leur solide gaillard de maître bosco. Des hommes qui avaient grimpé durement tous les échelons, comme le commandant de l’Alfriston, cet homme d’apparence si négligée.
Comparés à eux, les officiers avaient l’air d’amateurs. Même Daubeny, le second, était plutôt jeune pour sa fonction. Il n’y aurait pas accédé aussi rapidement, n’eût été la mort de son prédécesseur. Cela dit, ce combat féroce, huit mois auparavant, lui avait apporté une maturité dont il était apparemment le premier surpris. Il y avait également Blythe, le benjamin, aspirant tout juste promu. Un brin crâneur et très sûr de lui, mais même Tyacke avait réussi à surmonter sa répugnance et à lui dire qu’il s’améliorait. Enfin, tout doucement.
Et Laroche, avec sa tête de petit cochon, qui avait eu droit à un coup de gueule de son commandant lorsqu’il avait été chargé d’un détachement de presse. Lui aussi manquait d’expérience, si ce n’est l’engagement contre l’Unité.
Tyacke reprit :
— Les nouveaux embarqués se sont fort bien comportés, amiral. Tout comme les gens de la Nouvelle-Ecosse : je suis content qu’ils soient de notre côté plutôt que du côté de l’ennemi !
Bolitho étudiait la carte, les sondes et quelques notes de calculs qu’il tenait à la main. La rencontre des vaisseaux, ce que l’ennemi avait en tête, toutes choses inutiles s’il ne se passait rien au lever du jour.
S’agissant du vent, York avait vu juste. Il restait bien établi de secteur sud-ouest et le bâtiment, sous voilure réduite, avançait correctement. Lorsqu’il était monté sur le pont, il avait pu voir les embruns voler comme des fantômes et jaillir au-dessus de la guibre décorée de son lion dressé. Avery lui demanda :
— Vont-ils se battre ou se retirer, sir Richard ?
Il vit les yeux gris de l’amiral se tourner vers lui, en éveil ; on n’y décelait aucune trace de fatigue ni du moindre doute. Bolitho était rasé de frais et Avery se demanda de quoi il avait pu bien parler avec Allday pendant que le gros maître d’hôtel maniait son rasoir avec autant d’aisance que s’il avait fait plein jour.
Sa chemise était à moitié déboutonnée et Avery avait aperçu un éclair d’argent quand il s’était penché. Le médaillon dont il ne se séparait jamais.
Bolitho haussa les épaules.
— S’ils n’ont pas déjà viré de bord pour gagner un port quelconque, ils n’ont plus guère le choix, si vous voulez mon avis – il leva les yeux vers les barrots. Aujourd’hui, le vent est notre allié.
Avery regardait autour de lui, il se sentait en paix, maintenant qu’il était en leur compagnie. Du coup, ce qu’allait leur apporter le jour devenait secondaire. Il entendait le gréement vibrer dans les graves et, de temps à autre, le grincement des poulies ; il imaginait le bâtiment s’appuyer sous le vent. Il savait qu’il en était de même pour Bolitho.
Tyacke, quant à lui, voyait sans doute les choses d’une autre manière, mais pour en arriver aux mêmes conclusions. Combien de fois son vaisseau avait-il vécu ce genre de situation ? Il avait trente-six ans de service, et les batailles au cours desquelles il s’était illustré avaient écrit l’histoire : la Chesapeake, les Saintes, Aboukir et Copenhague. Tant de marins et tant de souffrances. Tyacke éprouvait désormais une grande fierté qu’il avait peine à cacher pour ce vaisseau qu’il avait eu du mal à accepter. Et il n’a jamais été vaincu.
Bolitho reprit soudain :
— Et votre aide, ce George – Mr l’aspirant Carleton –, un bon élément, n’est-ce pas ?
Avery jeta un coup d’œil à Tyacke qui se contenta d’esquisser un sourire.
— C’est vrai, amiral. Il dirige très bien ses timoniers et espère obtenir une promotion. Il a dix-sept ans.
La question l’avait pris au dépourvu. Il ne savait jamais exactement où Bolitho voulait en venir, ni dans quel but.
— Il est sacrément plus calme que Mr Blythe, compléta Tyacke.
Bolitho les sentait tous se détendre, sauf Ozzard. Ce dernier écoutait, il voulait savoir. Il allait descendre, aussi bas que possible dans les fonds, dès que l’on échangerait les premiers coups de canon. Il devrait être à terre, songeait Bolitho, loin de cette existence. Et pourtant, il savait bien qu’il n’avait nul endroit où aller, personne pour l’accueillir. Même lorsqu’ils étaient en Cornouailles, où Ozzard disposait de sa chaumière sur la propriété, il était toujours seul.
— Vous allez m’envoyer le jeune Carleton dans la mâture, reprit Bolitho.
Il sortit sa montre et souleva le couvercle. Tyacke avait deviné ses pensées.
— Moins d’une heure, amiral.
Bolitho jeta un regard à sa tasse vide et entendit Ozzard suggérer :
— Je peux vous en refaire une cafetière, sir Richard.
— Je crois que cela va attendre.
Et il tourna la tête en entendant un bruit à peine audible par-dessus le grondement de la mer. Un homme éclatait de rire. Ce n’était rien ou presque, mais cela lui fit penser à la malheureuse Faucheuse : là-bas, point de rires. Il revoyait comme si c’était hier ce soir où Tyacke avait entraîné dans les entreponts l’aspirant Blythe, si arrogant. Il l’avait emmené voir les postes qu’occupaient marins et fusiliers pour lui montrer ce qu’il appelait « la véritable force d’un vaisseau ». Cela s’était passé avant la bataille. C’est cette force qui l’avait emporté ce jour-là. Il songeait à la souffrance d’Allday. Quel prix avait-il fallu payer…
— Si nous nous battons, reprit-il, nous ferons de notre mieux.
Pendant un instant, ce fut comme s’il entendait la voix de quelqu’un d’autre.
— Mais n’oublions jamais ceux qui dépendent de nous, car, eux, ils n’ont pas le choix.
Tyacke prit sa coiffure.
— Je ferai éteindre les feux de la cambuse en temps voulu, sir Richard.
Bolitho s’était tourné vers Avery.
— Allez dire deux mots à votre Mr Carleton.
Il referma sa montre, mais la garda en main.
— James, vous pouvez les prévenir tout de suite. La journée va être agitée.
Tandis qu’Ozzard ramassait les tasses et que les autres disposaient, Bolitho s’adressa à Allday :
— Parfait, mon vieux. Pourquoi ici, ce point minuscule sur l’océan ? Sommes-nous condamnés à nous battre ? Voilà ce que vous vous demandez sans doute.
Allday tint le vieux sabre à bout de bras pour l’examiner et inspecta soigneusement le fil de la lame.
— C’est comme toutes les autres fois, sir Richard. Il fallait que ça se fasse. C’est tout – puis il sourit, son naturel reprit le dessus. Peu importe, nous vaincrons.
Sa belle humeur était revenue.
— Voyez-vous, sir Richard, nous avons tous les deux trop de choses à perdre – il remit la lame dans son fourreau. Et Dieu garde ceux qui essaieront de nous l’enlever !
Bolitho s’approcha de la lisse de dunette pour s’y raccrocher en regardant le grand mât qui, toile bien tendue, le dominait. Il était pris de frissons. Ce n’était pas le froid, non, c’était la conscience instinctive du danger imminent, après une vie entière passée à la mer. Les voiles étaient plus claires, mais on ne voyait pas l’horizon. Les seuls mouvements qu’il parvenait à distinguer derrière le fouillis des manœuvres et les voiles semblaient flotter dans le vide au-dessus du vaisseau et se déplacer avec lui, comme un oiseau de mer isolé. C’était sa marque, la Croix de saint Georges, rouge sur fond blanc, qui serait hissée jour et nuit tant qu’il exercerait son commandement. Il songea à la lettre serrée dans la poche de son manteau, il avait l’impression d’entendre sa voix. Mon amiral d’Angleterre.
Il avait encore dans la bouche le goût amer du café et se demanda pourquoi il avait renoncé à prendre quelque chose de solide. Tension ? Inquiétude ? Certainement pas la peur, en tout cas. Il se prit à sourire. Peut-être ne serait-il bientôt plus capable d’identifier ce genre d’émotion.
Des silhouettes s’activaient autour de lui, les hommes prenaient garde à ne pas troubler sa solitude. Il aperçut Isaac York qui dépassait d’une tête ses adjoints et dont la chevelure grise volait au vent : un homme précieux et costaud. Bolitho savait qu’il avait tenté d’aider Scarlett lorsqu’il avait appris que ce dernier avait accumulé des dettes au jeu. Les pantalons blancs des officiers et des aspirants émergeaient dans l’obscurité persistante. Il sentait qu’ils se préparaient à ce qui les attendait en ce jour, chacun à sa manière.
S’approchant de l’habitacle, il jeta un coup d’œil à la rose qui s’agitait. Nord-est quart nord, vent toujours bien établi par bâbord. Loin au-dessus de lui, des gabiers travaillaient à la recherche d’un cordage usé ou de poulies en mauvais état. Ils y montraient la sûreté de marins expérimentés.
Tyacke se tenait sous le vent, mince silhouette se découpant sur fond d’écume, cette masse crémeuse soulevée par l’étrave. Il aperçut quelqu’un qui montrait quelque chose de son long bras. Il imagina Daubeny écouter attentivement. Ils étaient aussi différents l’un de l’autre que ce que l’on pouvait imaginer, mais le mélange fonctionnait bien : Tyacke avait un talent particulier pour expliquer ce qu’il voulait à ses subordonnés sans y mettre ni irritation ni sarcasme. Au tout début, les hommes le craignaient et ses cicatrices hideuses leur inspiraient la plus grande répulsion ; sentiments qu’ils avaient su finalement surmonter pour former un équipage dont il avait tout lieu d’être fier.
Deux aspirants parlaient à voix basse, puis levèrent la tête. S’abritant les yeux, il les imita et découvrit sa marque dont la croix rouge se détachait maintenant, très nette et de couleur vive sous les premiers rayons de l’aube.
— Ohé du pont !
C’était la voix de Carleton, nette et forte : il se servait d’un porte-voix.
— Voile par le travers bâbord !
Un silence. Le jeune aspirant était certainement en train de demander son opinion à la vigie. Tyacke prenait toujours grand soin à choisir ses « yeux », des marins expérimentés dont la plupart avaient vécu longtemps à bord des bâtiments sur lesquels ils servaient, ou qu’ils combattaient.
Carleton les héla encore :
— C’est L’Attaquante, commandant !
Il semblait presque déçu de ne pas avoir été le premier à voir l’ennemi. Cette frégate était un sixième-rang, parmi les moins grosses de sa catégorie, armée de seulement vingt-huit pièces. Bolitho fronça les sourcils. Elle était de la même taille que La Faucheuse, mais si différente. Il revoyait son commandant, George Morrison, rude homme du Nord originaire des bords de la Tyne. Mais lui ne se montrait pas sadique : sa peau de bouc était l’une des plus vides de toute l’escadre.
Avery nota calmement :
— Il devrait bientôt apercevoir la Vertu, amiral.
En se retournant, Bolitho remarqua que la lumière commençait à sculpter des ombres sur son visage.
— Peut-être bien. Nous avons dû nous éloigner pendant la nuit, cela ne va pas durer.
Il savait qu’Allday était tout près : là où son fils était tombé.
Il chassa cette pensée. Il devait se concentrer sur la journée à venir. L’Attaquante était à son poste, ou le rejoindrait bientôt. La seconde frégate, la Vertu, portait trente-six canons. Son commandant était Roger McCullom, un peu le même genre de caractère que Dampier, commandant de La Fringante avant qu’Adam lui succède. Tout feu tout flammes et très aimé, mais avec une forte tendance à l’imprudence. Que ce soit dans le but d’impressionner ses hommes ou à son profit, c’était là une attitude dangereuse, comme Dampier lui-même l’avait appris à ses dépens.
Sam Hockenhull, le bosco, était venu à l’arrière pour discuter avec le second. Bolitho avait remarqué qu’il prenait grand soin d’éviter Allday, lequel lui en voulait encore d’avoir envoyé son fils sur la dunette, le jour où il s’était fait tuer. La dunette et le gaillard d’arrière constituaient toujours des cibles de choix pour les tireurs d’élite ennemis comme pour les espingoles, en combat rapproché. C’est là que commençaient et finissaient l’autorité et le cœur du commandement. Ce n’était la faute de personne, et Hockenhull s’en voulait probablement, même si aucun des deux n’en avait jamais dit un mot.
Bolitho sentait que ses marins s’impatientaient, bien que le pic de tension et de leur appréhension soit passé. Ils ne seraient réellement soulagés que plus tard, lorsqu’ils auraient le temps d’y repenser. Pour le moment, ils étaient frustrés de voir que la mer restait vide. Comme si on les avait trompés.
Et puis il y avait le soleil, enfin, qui dessinait une mince ligne sombre et métallique à l’horizon. Bolitho aperçut pour la première fois les voiles de L’Attaquante et la tache de couleur presque imperceptible de sa flamme bien tendue en tête du grand mât.
Quelqu’un étouffa un cri, on venait d’entendre une détonation rouler en écho entre les moutons. Un seul coup, mais qui se répercuta pendant de longues secondes, comme dans une galerie de mine ou un long tunnel.
Tyacke arriva sur-le-champ.
— Signal, sir Richard. De la Vertu. Elle les a en vue !
— Envoyez de la toile, lui ordonna Bolitho. Ensuite, dès que…
Il fut coupé par la voix de Carleton qui les hélait des hauts :
— Ohé du pont ! Deux voiles en vue dans le nordet !
Puis il y eut d’autres détonations, plus fortes cette fois-ci.
La voix de Tyacke se fit entendre et réussit à calmer les hommes inquiets :
— Du monde en haut, monsieur Daubeny ! A établir les cacatois !
Et à York :
— La barre dessous, abattez de deux quarts !
Il se frottait les mains.
— Maintenant, les gars, il va s’envoler !
Ils entendaient encore des départs sporadiques mais très nets. Deux bâtiments, peut-être davantage. Tyacke se tourna vers Bolitho qui lui dit :
— Dès que vous serez paré, commandant.
Puis il leva la tête pour observer les cacatois qui jaillissaient de leurs vergues, intensifiant leurs efforts sur les mâts et le gréement.
— Faites battre tambour et rappelez aux postes de combat, monsieur Daubeny, je vous prie !
Daubeny ne le quittait pas des yeux, il revivait ce qu’il avait déjà vécu et essayait d’imaginer l’avenir.
Les tambours du détachement de fusiliers étaient en place sous la poupe. Au signal de leur sergent, ils se mirent à battre, bruit familier qui se perdit bientôt dans celui des piétinements. Les hommes qui n’étaient pas de quart se formèrent en équipes, chacun sachant précisément ce que l’on attendait de lui. Bolitho restait parfaitement immobile, ne perdant pas une miette de ce qui se passait autour de lui dans un ordre parfait. Le résultat de mois d’exercices et de répétitions, le résultat aussi de l’exemple de Tyacke.
Sous ses pieds, on allait entièrement vider la grand-chambre comme tout le reste du vaisseau. On allait plier les portières, effacer ce que chaque endroit pouvait avoir d’un peu personnel, jusqu’à ce que le vaisseau soit entièrement dégagé de l’étrave à la poupe. Un bâtiment de guerre.
— Parés aux postes de combat, commandant !
Daubeny se tourna vers son commandant.
— C’est bien, répondit Tyacke – puis il s’adressa à l’amiral de manière un peu plus formelle : La Vertu a engagé l’ennemi et elle est isolée, sir Richard.
Bolitho resta silencieux. McCullom n’était pas du genre à patienter. Ce serait un combat singulier, comme au bon vieux temps ; ce serait à celui qui saurait saisir sa chance comme n’importe quel commandant de frégate. La voix de Carleton vint les déranger :
— Troisième voile en vue, commandant ! Il y a de la fumée !
— Montez, George, lui ordonna Bolitho. Essayez de voir ce que vous pourrez.
Avery le regarda s’élancer dans les enfléchures. Un peu plus tard, il devait se rappeler la tristesse qu’il avait lue dans ses yeux, comme s’il pressentait quelque chose.
Les tirs redoublaient, Bolitho aperçut de la fumée pour la première fois, qui faisait une sorte de tache sale sur les eaux bleu sombre. On sentait le pont de l’Indomptable partir à la gîte et plonger en tremblant lorsque ses quatorze cents tonnes heurtaient une lame de front. Les vergues semblaient se courber tels des arcs gigantesques ; toutes les voiles étaient pleines, haubans et étais raidis sous la haute pyramide de toile.
— Je fais charger, amiral ?
Tyacke avait l’œil à tout, y compris dans les hauts où un homme avait manqué lâcher prise alors qu’il assurait l’un des filets mis à poste pour protéger les canonniers des chutes d’espars.
Bolitho jeta un regard à la flamme. Tendue comme une flèche. L’ennemi ne pouvait être plus rapide que ce bâtiment, il n’avait pas non plus le temps de gagner au vent. McCullom avait dû comprendre tout cela et en tirer les conséquences, même s’il courait un risque. Un pari.
— Oui, chargez, mais sans mettre en batterie. La Vertu nous a permis de gagner du temps. Nous allons le mettre à profit !
Mais Avery cria :
— La Vertu a perdu son mât de hune, amiral ! Elle se bat contre deux frégates !
Le reste disparut dans le brouhaha. Les canonniers, solidement campés sur le pont sablé de frais, grognaient rageusement en regardant le grand mât. Ils avaient l’air ébranlé, mais ne semblaient pas avoir peur. Là, c’était différent. La Vertu était une des leurs.
Bolitho détourna les yeux. Mes hommes.
Encore des explosions, Avery revint sur la dunette.
— Elle ne peut pas espérer continuer longtemps comme ça, amiral.
— Je sais.
Il avait répondu d’un ton sec, furieux contre lui-même du prix qu’ils étaient en train de payer et qui était déjà trop élevé.
— Signalez à L’Attaquante, rapprochez-vous de l’amiral.
Tandis qu’Avery criait ses ordres aux timoniers, il ajouta :
— Et hissez combat rapproché !
C’était si facile à dire. Il effleura le médaillon sous sa chemise.
Que la Providence te guide.
Un point minuscule sur l’océan, voilà ce qu’il avait dit à Allday.
Il se retourna pour inspecter le vaisseau sur toute sa longueur, examinant chaque équipe de pièce, les officiers au pied des mâts, puis, tout au loin, le lion aux pattes dressées, prêt à frapper.
Pour lors, la mer était plus calme, d’un bleu plus sombre, le ciel était vide de nuages sous les premiers rayons du soleil.
Il agrippa le sabre qui pendait à son côté en essayant de ressentir quelque chose, une émotion. L’heure n’était plus aux peut-être ni aux éventuellement. Comme toutes les autres fois, le moment était venu. Maintenant.
Et devant lui, l’ennemi.